LE CINEMA SOUS-MARIN associe le relief à la couleur
Par D.REBIKOFF, SCIENCE ET VIE Juillet 1954 n° 442 p.45
- Une trinité indispensable
- Chaque image doit avoir son film
- Pourquoi le 16 mm s’impose
- Un écran aux multiples miroirs
- Le spectateur voit mieux que le plongeur
Un cinéaste sous-marin à l’affut
La tenace équipe de l’Institut de Recherches Sous-marines de Cannes poursuit ses travaux. Son but est de permettre à tout le monde, simples spectateurs ou savants, d’admirer et d’étudier les fonds marins. Etape par étape, de perfectionnement en perfectionnement, le progrès s’organise (1). On est passé de la photo au cinéma, puis du noir à la couleur. A celle-ci, on put, grâce au vérascope, allier le relief, mais seulement pour la photographie. Aux féeries dont les plongeurs ramenaient les images, il manquait donc, soit le relief, soit le mouvement. Avec le cinéma en relief, cet inconvénient disparaît.
Une trinité indispensable
Couleur, relief et mouvement, les trois ne sont pas de trop pour une bonne observation scientifique des profondeurs. Il est difficile d’apprécier sur un « film plat » à deux dimensions, la taille des animaux rencontrés ou l’importance des découpements rocheux. Pour donner une idée plus exacte des proportions, il faut prendre un plongeur dans le champ de l’appareil, ou tout au moins sa main. D’autre part, les investigations sont laborieuses : la faune marine pratique avec tant d’art le camouflage que seuls les plongeurs exercés sont capables d’en déceler les représentants. Pieuvres et rascasses se couvrent d’excroissances qui imitent à s’y méprendre les algues et coraux qui les entourent. Quant aux mérous, des prises de vues lumineusement éclairées par la torpille électronique nous ont permis d’en filmer des spécimens qui pesaient 30 kg et qui n’en restaient pas moins invisibles au seuil de leur trou. A la projection, il fallait arrêter le dévidage du film et les montrer du doigt sur l’écran pour que le spectateur les découvrît !
Pour obvier à ces inconvénients. le film en relief s’imposait. Mais on pouvait hésiter, en particulier entre le procédé « cinémascope » du professeur Chrétien. qui utilise des objectifs dits anamorphoseurs avec une seule caméra et le procédé stéréoscopique à deux images distinctes, une pour chaque oeil.
Le « cinémascope » convient plus particulièrement pour des vues d’ensemble : évolution de plusieurs plongeurs, paysage sous-marin, reconnaissance d’une épave, etc. Mais, quelles que soient la puissance et la pénétration de la source lumineuse employée pour éclairer la scène, les véritables couleurs ne peuvent être fidèlement rendues au-delà de 1,50 m. Pour des distances supérieures, on a tout intérêt à tourner à la lumière naturelle, un film en noir et blanc qu’on pourra par la suite teindre en bleu-vert. l’effet obtenu sera tout à fait vraisemblable.
Pour une étude précise en gros plans des fonds marins et de leur faune, du détail des épaves ou du comportement des poissons, seul le véritable relief stéréoscopique à deux images peut donner des résultats équivalents à ceux du vérascope en photographie
Chaque image doit avoir son film
Si l’on veut obtenir une image suffisamment nette et éviter des pertes de lumière, on doit proscrire les systèmes à deux objectifs dans lesquels les deux images sont renvoyées par des prismes sur un même film. C’est un système économique d’amateur. Chaque image doit être enregistrée par une, caméra séparée mais l’entraînement des deux caméras et des deux obturateurs doit être parfaitement synchronisé. C’est la technique que les studios américains appliquent avec des caméras stéréoscopiques de 35 mm dont nous citerons les deux principaux types.
Sur l’appareil Norling, l’écartement des objectifs des deux caméras peut varier de 38 à 102 mm. On est ainsi assuré d’une bonne projection quelle que soit la distance des prises de vues et les objectifs employés. L’inconvénient du système est l’utilisation de prismes qui tournent devant les objectifs. La perte de lumière qui en résulte interdit l’emploi des objectifs grands angulaires extrêmes, indispensables à la bonne qualité des images.
Stereo Cine Corporation utilise, aux Studios R.K.O. de Hollywood, un accouplement de deux caméras Carneflex montées face à face devant deux miroirs à 45° qui permettent le réglage d’écartement. En dehors de cet écartement (variant ici de 63 à 200 mm), qui comme on l’a vu, doit être réglé en fonction de la distance de mise au point, il faut également pouvoir faire converger les axes optiques des deux caméras sur le sujet principal, de façon que les deux cadres soient au même niveau. Cette nécessité d’écartement variable et de convergence complique considérablement l’application de ce genre d’appareil à la prise de vues sous-marines.
LA TORPILLE STÉRÉO La poignée avant commande la propulsion. La poignée arrière déclenche l’éclairage de la lampe en même temps que le démarrage du moteur d’entraînement des deux caméras. L’écartement des objectifs, déterminé une fois pour toutes, est celui qui correspond au point d’éclairage maximum.
Sorties de leur boitier étanche, les 2 caméras BEAULIEU et leur système optique.
Pourquoi le 16 mm s’impose
Pour un travail de recherches scientifiques, il n’est pas possible d’adopter le format de 35 mm. Un ensemble de deux caméras de ce type serait trop encombrant. Avec le boîtier étanche, le poids atteindrait une centaine de kilogrammes. Le format 16 mm s’imposait donc, et cela d’autant plus que, bien souvent, comme la prise de vues contribue à l’exploration systématique d’une région donnée, c’est à une sorte d’inventaire, presque de cadastre, que coopère le plongeur qui se déplace à chaque descente d’une distance correspondant à son rayon d’action. La pellicule 35 mm reviendrait trop cher.
Etant donné les excellents résultats que nous avions obtenus avec la caméra Beaulieu, nous avons accouplé deux de ces caméras dans un petit boîtier étanche spécialement construit. Parfaitement synchronisées et accouplées par un train d’engrenages silencieux à un moteur électrique du type utilisé dans notre ensemble « torpille électronique », ces caméras sont munies d’objectifs grands angulaires Schneider rigoureusement identiques. En plus de mises au point et de diaphragmes accouplés, les objectifs sont munis d’un système de réglage de convergence, mais leur écartement est calculé pour une mise au point, fixe, qui correspond à l’éclairage optimum de la torpille. Deux hublots correcteurs Ivanoff-Legrand-Cuvier, les mêmes que pour le vérascope Richard, complètent le système optique.
Suivant une technique désormais au point, le boîtier étanche, résistant à une pression de 18 kg par cm2, est réuni de façon rigide à l’arrière de la torpille de telle façon que le trajet de la lumière de la lampe au sujet soit raccourci au maximum. Le moteur de la caméra est accouplé en parallèle sur le relais de commande de la lampe situé à l’avant de la torpille. Ainsi, chaque fois que l’opérateur presse la poignée arrière, commandant l’allumage de la lampe, la caméra se met automatiquement en marche.
Un écran aux multiples miroirs
Pour la projection nous avons adopté, comme aux U.S.A., deux projecteurs rigoureusement identiques dont la synchronisation est obtenue par accouplement mécanique. De cette façon les deux obturateurs découvrent et cachent l’image dans la même fraction de seconde. Mais, pour différencier les images, on dispose devant les projecteurs des verres dits « polaroïdes » qui polarisent la lumière dans des plans décalés de 90° l’un par rapport à l’autre.
L’écran, obligatoirement métallisé, met en oeuvre le même principe que celui utilisé dans les procédés à écran large. Il s’agit d’une feuille d’aluminium poli et gaufré, chaque alvéole du gaufrage constituant un petit miroir concave qui, bien que trop petit pour être vu par les spectateurs, concentre sur eux toute la lumière de la projection. On compense ainsi l’absorption de lumière par les systèmes polariseurs. Un écran blanc du type classique diffusant la lumière dans toutes les directions détruirait la polarisation.
Les spectateurs doivent, cela va de soi, mettre des lunettes, comportant des écrans, généralement en matière plastique, également polarisés dans des plans décalés de 90° l’un par rapport à l’autre. Elles ont pour but, comme dans la vision binoculaire, de ne laisser voir à chaque oeil que l’image qui lui revient.
Ces lunettes sont facilement acceptées par le public. Il en existe de deux modèles : l’un avec branches pour les vues normales, l’autre avec un petit ressort qui permet aux personnes qui portent déjà des lunettes de les assujettir à celles-ci d’une façon irréprochable. En Amérique, par mesure d’hygiène, on ne les reprend pas : il est vrai qu’elles ne coûtent, là-bas, que six ou sept cents, soit 25 à 28 fr en gros. Ces lunettes permettent une séparation parfaite des deux images partielles, quelle que soit la place qu’on occupe dans une salle de cinéma normale, et elles ne provoquent aucune altération de la couleur ni aucune fatigue pour le spectateur.
Le spectateur voit mieux que le plongeur
Ainsi, appliqué à la recherche sous-marine, le cinéma stéréoscopique binoculaire obtient une image d’une telle clarté et d’une telle perfection que le spectateur détaille souvent beaucoup plus de choses sur l’écran que le plongeur n’a eu le temps d’en voir au moment de la prise de vues.
Grâce à cet outil perfectionné, nous nous acheminons vers l’exploration en deux temps, une équipe recueillant la documentation et l’autre se livrant à l’étude des films. Celle-là opérera tout à loisir, bien au sec et au chaud. Ce qui ne veut pas dire que nous estimons qu’elle aura la meilleure part.
L’accouplement de deux caméras Cameflex utilisées par la "Stéréo Cine Corporation" de Hollywood pour ses prises de vues. Le réglage de l’écartement des deux objectifs se fait par un jeu de miroirs ; d’autre part, un dispositif d’engrenages fait converger les deux axes optiques sur le sujet.
(1) Sçience et Vie n° 428, 430 et 432